Le jour où Bouddha faisait ses courses incognito au Supermarché

 

 

Hier, je suis allée faire les courses, histoire de décomplexer mon frigidaire qui commençait sérieusement à douter du rôle qu’il était jusque là censé tenir dans la cuisine...

N’ayant pas encore acquis la faculté de me déplacer par la pensée juste en claquent des doigts, j’empruntais un moyen de locomotion banal et conventionnel appelé «voiture». Toute imprégnée encore de l’atmosphère majestueusement sereine des paysages montagneux qui environnent mon lieu de vie, la descente vers la vallée me projeta rapidement aux enfers... Queue de poisson, coups de klaxon impatients et têtes de bulldog vociférantes derrière les vitres conducteurs, il semble devenu indécent de ne pas vouloir faire de son véhicule un cercueil potentiel.

Mais bien d’autres joyeusetés m’attendaient au supermarché, lieu étrange où la réduction de l’espace vital ressemble à celui des plages touristiques en plein mois d’août. Vous savez, ce genre d’endroit où vous posez délicatement serviette et parasol là-bas, tout au bout, sur le sable déserté en savourant déjà quelques heures de tranquillité. Un délicieux fantasme d’une minute et demie, le temps exact qu’il faut aux moufflets braillards de la famille Bidochon pour juxtaposer leurs éponges croquignolesques à l’angle de la vôtre en exhibant leurs tongs fluo sous votre nez...

 

Ah... Les grandes surfaces ! Monuments publics de l’impolitesse où l’incivilité commence dès le parking. Une sorte de circuits à grande vitesse où les caddies remplacent les karts, immenses manèges d’auto-tamponneuses où la grossièreté remplace les rires. Ben oui... Parce qu’on n’est pas là pour s’amuser et que, franchement, ça se voit ! Question manège, on serait plus proche du train-fantôme avec défilé de têtes d’enterrement où la foule des zombies robotisés effectue un chemin de croix dont la dernière étape s’achève en slalom sur le tapis roulant sous le regard fébrile de la caissière, complètement speedée mais sympa, et trop souvent malmenée par cette foule d’anonymes revêches et agressifs.

Parfois, au détour d’un rayon, le miracle se produit : un regard amène, un visage souriant... Incroyable ! On en ferait presque demi-tour pour s’assurer que ce n’était  pas là un mirage ou une hallucination, juste pour être sûr qu’on a bien vu...

 

Le week-end, il y a ceux qui vont à l’église, à la synagogue ou à la mosquée, d’autres dans des loges ou des ashrams ; il y a les adeptes de la prière, du yoga ou de la méditation... Moi, je vais au supermarché. Car, en sus de constituer un remarquable échantillon de la médiocrité humaine et de s’y confronter à toutes sortes de réflexes primitifs et barbares, ces temples érigés par les adorateurs de la Consommation au culte de l’Avoir peuvent devenir de surprenants lieux d’ascèse. Je vous assure qu’on peut y faire autre chose que s’y prosterner aux pieds du Veau d’Or ou d’y déambuler en observateur impitoyable de la nature humaine. Je me suis souvent demandé d’ailleurs si le SDF qui tendait la main à la sortie n’était pas en réalité un gourou déguisé en mendiant...

 

L’autre jour, le doute (ou un éclair de conscience ?) m’est tombé dessus. Et si cet espace commercial baromètre de la crise économique était en réalité un haut lieu de révélation, un terrain de jeux spirituels ?... Ainsi, pendant que les bons croyants s’agenouilleraient sur leur prie-Dieu, que d’autres vocaliseraient des Mantras et qu’une petite élite délibèrerait dans les loges, une large majorité accèderait à l’illumination directe. Il suffirait de se rendre au supermarché en toute quiétude, sans énervement ; de se garer avec délicatesse en cédant gentiment la place à celui qui arrive en face ; d’aller chercher un caddie sans avoir besoin d’une pièce de un euros (puisqu’il ne viendrait à l’idée de personne de partir avec...) ; de parcourir tranquillement les rayons, visage réjoui et sourire aux lèvres, de dire «Pardon !», «Merci !»... et «Bonjour !» à la caissière.

 

Je ne sais pas si socialement et humainement «la messe est dite». Ce que je sais en revanche, c’est qu’il est moins facile de se comporter une heure en être compatissant et civilisé sur le terrain du quotidien que de se prendre pour un être spirituellement évolué 23 heures par jour...

 

Il n’y a pas qu’à l’Élysée que les jolis miroirs se sont brisés et que les dorures se sont fissurées, notamment  en ce jour mémorable du 23 février 2008 où le vernis de la fonction présidentielle s’est définitivement écaillé sur l’angle aigu d’un «Casse-toi, pauv’con !».

Jours après jours, nos egos trébuchent sur les ornières du quotidien. J’en connais beaucoup de ces prêcheurs de leçons, ces supers-champions de l’élévation de conscience (la science des cons ? Oups ! Pardon de tant d'impertinence...) qui dérapent sur un grain de sable.

 

Ainsi, les "petits détails" insignifiants de la vie sont en réalité les David qui crochent-pattes le Goliath sommeillant en chacun de nous.


F. A.